II
Eleanor Sanders-Moss était bien telle qu’Elias Vale l’avait imaginée : une plantureuse aristocrate du Sud d’âge mûr, le dos droit, le menton haut, les ruines de la jeunesse colonisées par la dignité. Son parapluie ruisselait, bien que son hansom fût rangé contre le trottoir. De toute évidence, la renaissance automobile n’avait pas marqué Mrs. Sanders-Moss ; les années, si : ses pattes-d’oie étaient aussi visibles que ses hésitations. Les premières étaient impossibles à dissimuler ; elle faisait de son mieux pour cacher les secondes.
« Elias Vale ? » s’enquit-elle.
Il sourit, également réservé, décidé à prendre l’avantage. Chaque silence était une arme. Or il savait se battre.
« Mrs. Sanders-Moss. Entrez, je vous en prie. »
Elle replia son parapluie en franchissant le seuil puis le laissa tomber sans cérémonie dans la patte d’éléphant prévue à cet effet. La porte refermée, elle cligna des yeux. Vale préférait les lumières tamisées. Par temps maussade, comme ce jour-là, il fallait un moment pour s’y habituer. Les déplacements en devenaient risqués, mais l’atmosphère avant tout : ne s’occupait-il pas de commerce avec l’invisible ?
D’ailleurs, Mrs. Sanders-Moss était sensible à l’atmosphère. Vale essaya de se représenter les choses de son point de vue. La splendeur fanée de la maison de location, sise sur la mauvaise rive du Potomac, avec ses buffets surmontés de bronzes victoriens – lutteurs grecs, Romulus et Remus tétant une louve – et ses estampes japonaises obscurcies par la pénombre. L’hôte lui-même, en redingote à parements de velours, les cheveux prématurément blanchis (un avantage, à vrai dire), le visage ingrat racheté par des yeux perçants, d’un vert sauvage. Il était né coiffé : ses yeux et sa chevelure le rendaient crédible, il lui fallait bien le reconnaître.
Le silence se prolongeait. Mrs. Sanders-Moss, qui s’agitait, finit par lâcher :
« Nous avons rendez-vous… ?
— En effet.
— Mrs. Fowler m’a parlé de vous…
— Je sais. Passons dans mon bureau, je vous prie. »
Il sourit derechef. Ce que voulaient toutes ces femmes, c’était quelque chose d’outré, qui n’appartînt pas à ce monde… un monstre, mais leur monstre, domestiqué sans être totalement soumis. Il fit franchir à l’arrivante des tentures de velours afin de la mener dans une petite pièce tapissée de livres. De gros ouvrages anciens, imposants pour qui ne se donnait pas la peine d’en déchiffrer les titres, inscrits en lettres dorées sur les dos usés : des recueils de sermons du dix-neuvième siècle, achetés trois fois rien à une vente aux enchères, dans une ferme. Les arcanes, pensaient les visiteuses.
Après avoir offert un siège à Mrs. Sanders-Moss, Vale prit place en face d’elle, de l’autre côté de son bureau luisant, bien décidé à ne pas lui laisser deviner sa propre nervosité. Son interlocutrice n’était pas une cliente ordinaire, mais la proie qu’il traquait depuis maintenant plus d’un an. Elle avait des relations. Une fois par mois, elle tenait salon dans sa propriété de Virginie, où elle recevait nombre des brillants intellectuels de la ville – ainsi que leurs épouses.
Vale voulait à tout prix l’impressionner.
Les mains dans son giron, elle leva vers lui un regard ardent.
« Mrs. Fowler vous a chaudement recommandé, Mr. Vale, commença-t-elle.
— Professeur Vale, corrigea-t-il.
— Professeur Vale. » Elle restait circonspecte. « Je ne suis pas quelqu’un de crédule. En règle générale, je ne consulte pas les spirites. Mais vos prédictions ont fortement marqué Mrs. Fowler.
— Je ne fais pas de prédictions, Mrs. Sanders-Moss. Je ne lis pas dans les feuilles de thé. Ni dans la main, les tarots ou les boules de cristal.
— Je ne voulais pas…
— Je ne suis pas vexé.
— Elle m’a dit beaucoup de bien de vous, Mrs. Fowler.
— Je me souviens d’elle.
— Ce que vous lui avez appris sur son mari…
— Je suis ravi de lui avoir rendu service. Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous, vous êtes ici. »
Elle pressa ses mains sur sa robe. Maîtrisant, peut-être, une envie de fuir.
« J’ai perdu quelque chose », murmura-t-elle. Il attendit. « Une mèche de cheveux…
— À qui avait-elle appartenu ? »
La dignité disparut. L’heure de la confession sonnait.
« À ma fille. Mon aînée. Emily. Elle est morte à deux ans. La diphtérie, vous comprenez. C’était une enfant merveilleuse. Quand elle est tombée malade, je lui ai coupé une mèche de cheveux, que j’ai gardée avec deux ou trois autres choses. Un hochet, sa robe de baptême…
— Tout a disparu ?
— Oui ! Mais les cheveux… me manquent encore plus que ses affaires. C’est tout ce qui me reste d’elle.
— Et vous voulez que je retrouve ces objets ?
— Si ce n’est pas trop trivial.
— Ça ne l’est pas du tout », assura-t-il d’une voix plus douce.
Elle leva vers lui un regard empli de soulagement : quoiqu’elle eût dévoilé sa vulnérabilité, il n’avait pas tenté de la faire souffrir ; il l’avait comprise. Tout était là, il le savait, dans cette ronde de honte et de rédemption. Les médecins traitaient-ils de la même manière les cas de maladie vénérienne ?
« Pouvez-vous m’aider ?
— Très honnêtement, je n’en sais rien. Je peux essayer. Mais il me faut votre coopération. Prenez ma main, je vous prie. »
Mrs. Sanders-Moss tendit le bras, hésitante. Il referma autour de sa petite main froide des doigts plus robustes, plus décidés.
Leurs yeux se rencontrèrent.
« Essayez de ne pas vous laisser impressionner par ce que vous risquez de voir ou d’entendre.
— Des trompettes parlantes ? Ce genre de choses ?
— Rien d’aussi grossier. Vous n’êtes pas au cirque.
— Je ne voulais pas…
— Peu importe. Veillez aussi à ne pas vous impatienter. Entrer en contact avec l’autre monde demande souvent un certain temps.
— Je n’ai rien de prévu, Mr. Vale. »
Les préliminaires étaient donc terminés ; il ne restait au spirite qu’à rassembler son pouvoir de concentration et à attendre que le dieu s’élevât des tréfonds de lui-même – de ce que les mystiques hindous appelaient les chakras inférieurs. Une expérience détestable, aussi douloureuse qu’humiliante.
Tout se payait, toujours.
Le dieu : ses discours n’étaient perceptibles qu’à Vale (sauf lorsque ce dernier lui prêtait sa propre langue, simplement matérielle) ; mais quand il parlait, son hôte n’entendait plus que lui. Cela s’était produit pour la première fois en août 1914.
Avant le miracle, Vale vivait en marginal, d’un spectacle itinérant. Ses deux partenaires et lui ratissaient l’arrière-pays avec un corps momifié, discrètement acheté dans une morgue de Racine, qu’ils présentaient comme le cadavre de John Wilkes Booth. Leurs affaires marchaient mieux dans les petites villes oubliées où ne passait nul cirque, les bourgades situées loin de la voie ferrée, au cœur des régions du coton, du blé ou du chanvre, tel le Kentucky. Vale, chargé d’appâter et de chauffer le public, se débrouillait bien. Il savait parler. Mais ce genre de spectacle se mourait, avant même le miracle, lequel l’avait achevé. Les revenus des campagnards s’étaient effondrés ; si quelques-uns avaient encore de l’argent, ils refusaient de s’en séparer pour jeter un coup d’œil sur la carcasse racornie d’un assassin. La guerre de Sécession était l’apocalypse d’une autre génération ; celle qui suivait avait la sienne. Ses partenaires avaient fini par abandonner Mr. Booth dans un champ de maïs, en Iowa.
Cette année-là, le mois d’août était brûlant. Vale, seul à présent, vendait de village en village les Bibles qu’il transportait dans une valise éculée, voyageant plus souvent qu’à son tour en chariot à bestiaux. À deux reprises, des voleurs l’avaient attaqué. Rendre coup pour coup lui avait permis de sauver ses Bibles mais pas sa réserve de cols propres. Ces incidents avaient aussi failli lui coûter la vue d’un œil, dont l’iris vert devait rester à jamais légèrement voilé (autre avantage).
Il avait beaucoup marché, ce jour-là, un jour brûlant dans la vallée de l’Ohio. L’air était humide, le ciel d’un blanc délavé, le commerce à son plus bas. La serveuse de l’Olympia Diner (d’une ville quelconque dont Vale avait oublié le nom, où la rivière s’incurvait vers l’ouest tel un panache de fumée paresseuse) affirmait entendre vaguement le tonnerre. Le colporteur avait dépensé son maigre pécule pour s’offrir un sandwich au poulet en sauce avant de repartir, à la recherche d’un endroit où dormir.
Le soleil était couché lorsqu’il avait découvert une briqueterie abandonnée à la sortie de l’agglomération. Il y régnait une humidité pénétrante, ainsi qu’une puanteur de renfermé, de moisi et d’huile de machine. Des fourneaux inutiles se dressaient au cœur de l’obscurité telles des idoles grossières. Vale s’était installé une sorte de lit, très haut dans les échafaudages, afin d’être en sécurité, avec un matelas sale traîné là depuis une décharge à flanc de colline. Le sommeil avait été long à venir. Le vent nocturne avait beau s’insinuer par les fenêtres brisées, l’air de l’usine restait chaud, stagnant. Tard dans la nuit, la pluie s’était mise à tomber. L’intrus l’avait écoutée s’infiltrer goutte à goutte par un millier de fissures pour s’étaler en flaques sur le sol boueux. L’érosion, criblant de ses minuscules piqûres la pierre et l’acier.
La voix – enfin, pas vraiment une voix, plutôt un tonnerre prémonitoire résonnant – était venue à lui sans avertissement, bien après minuit.
Il en avait été écrasé. Littéralement : il ne pouvait plus bouger. Comme si un poids inouï s’était abattu sur lui, mais un poids électrique lui communiquant ses palpitations, faisant jaillir des étincelles du bout de ses doigts. Il s’était demandé si la foudre l’avait frappé. S’il allait mourir.
Puis la voix s’était adressée à lui. Pas avec des mots mais, sans qu’il pût l’expliquer, avec des idées ; plus tard, en cherchant à les canaliser dans sa langue, il n’en avait obtenu qu’une approximation sans vie. Cette chose connaît mon nom, avait pensé le jeune homme. Quoique non, ce n’est pas ça. Elle connaît l’image secrète que je me fais de moi-même.
L’électricité lui avait soulevé les paupières de force. Terrifié, il avait contemplé contre son gré le dieu qui se tenait devant lui. Un monstre. Hideux, très vieux, au corps de scarabée d’un vert translucide traversé par la pluie. Il exhalait une obscure puanteur évoquant le solvant à peinture et la créosote.
Comment Vale eût-il pu résumer ce qu’il avait appris cette nuit-là ? Ces vérités indicibles, informulables ; les souiller avec des mots lui était pénible.
Pourtant, si on l’y avait contraint, il eût dit :
J’ai appris que j’avais un but dans la vie.
J’ai appris quel était mon destin.
J’ai appris que j’avais été choisi.
Qu’il existe plusieurs dieux qui tous connaissent mon nom.
Qu’il existe un monde sous le monde.
Que je possède de puissants amis.
Qu’il me faut être patient.
Que cette patience sera récompensée.
J’ai appris – surtout – que je n’aurai pas à mourir.
« Vous avez une servante, commença le spirite. Une Noire. »
Mrs. Sanders-Moss se tenait très droite, les yeux écarquillés, telle une fillette interrogée par un professeur intimidant.
« Oui, Olivia… Elle s’appelle Olivia. »
Il n’avait pas conscience de parler. Il s’était abandonné à une autre présence. Les mouvements péristaltiques caoutchouteux de ses lèvres et de sa langue lui semblaient étrangers, révoltants, comme si une limace s’était glissée dans sa bouche.
« Elle travaille pour vous depuis longtemps – cette Olivia.
— Très longtemps, oui.
— Elle travaillait pour vous quand votre fille est née.
— Oui.
— Et elle l’aimait beaucoup.
— Oui.
— Elle a pleuré à la mort de la petite.
— Tout le monde en a fait autant. Toute la maisonnée.
— Mais Olivia éprouvait des sentiments beaucoup plus profonds.
— Vraiment ?
— Elle sait, pour la boîte. La mèche de cheveux, la robe de baptême.
— Sans doute. Mais…
— Vous les gardiez sous votre lit.
— Oui !
— C’est Olivia qui s’occupe de votre chambre. Elle sait quand vous regardez les souvenirs de votre fille. Parce que ça dérange la poussière. Elle y est attentive.
— Peut-être, mais…
— Vous n’avez pas ouvert le coffret depuis longtemps. Plus d’un an. »
Mrs. Sanders-Moss baissa les yeux.
« Mais j’y ai pensé. Je n’ai pas oublié.
— Olivia le considère comme une relique. Elle le révère. Elle l’ouvre quand vous sortez. En faisant attention à ne pas déplacer la poussière. Pour elle, d’une certaine manière, il lui appartient.
— Olivia…
— Elle estime que vous ne rendez pas justice à la mémoire de votre fille.
— Ce n’est pas vrai !
— Il n’empêche qu’elle en est persuadée.
— C’est elle qui a pris le coffret ?
— De son point de vue, ce n’était pas un vol.
— Je vous en prie, professeur Vale, où est-il ? En sûreté ?
— Dans les quartiers des servantes, au fond d’un placard. »
Un instant durant, le spirite vit clairement l’objet – une boîte en bois évoquant un petit cercueil, enveloppée d’étoffes anciennes ; elle sentait le camphre, la poussière, le chagrin renfermé.
« J’avais confiance en elle !
— Elle aimait votre fille, elle aussi. Énormément. » Il inspira à fond, frissonnant ; commença à se reprendre, tandis que le dieu le quittait, disparaissait à nouveau dans le monde caché. Exquis soulagement. « Récupérez votre bien. Mais je vous en prie, ne soyez pas trop dure avec Olivia. »
Mrs. Sanders-Moss le fixait avec une révérence des plus plaisantes.
Elle le remercia chaleureusement. Quant à lui, il refusa l’argent qu’elle lui offrait. Le sourire timide et l’émotion profonde de la visiteuse étaient encourageants, prometteurs, même, mais bien sûr, le temps seul serait juge.
Lorsqu’elle fut repartie, armée de son parapluie, il ouvrit une bouteille de cognac et se retira dans une pièce de l’étage, à la fenêtre givrée secouée par la pluie, à la lampe brûlant haut et clair. Le seul livre en vue était un roman de quatre sous en lambeaux, Le Jupon de sa maîtresse.
De l’extérieur, le changement qu’infligeait à Vale la manifestation divine était peu visible. Intérieurement, pourtant, il se sentait épuisé, quasi blessé. Tout son corps était comme meurtri, quoique pas vraiment douloureux. Ses yeux le brûlaient. Malgré le soulagement que lui apportait l’alcool, il s’écoulerait une autre journée avant qu’il ne redevînt totalement lui-même.
Avec un peu de chance, le cognac tempérerait les rêves qui suivraient, rêves au cours desquels Vale se retrouverait à coup sûr au cœur de quelque froide contrée vierge. Lorsque, saisi d’une curiosité déplacée ou par pure malice, il soulèverait une pierre de ce désert gris infini, il découvrirait un trou d’où jailliraient d’innombrables insectes inconnus, hideux avec leurs pinces et leurs pattes grouillantes, venimeux, qui se répandraient sur son bras avant d’envahir son crâne.
Vale n’était pas porté sur la religion. Il n’avait jamais cru aux esprits, aux tables tournantes, à l’astrologie ou au Christ ressuscité. Il n’était toujours pas sûr de croire à quoi que ce fût de tel ; sa foi se concentrait en l’unique dieu qui l’avait touché de manière si terriblement, si irrésistiblement intime.
Il possédait les talents nécessaires à un escroc et ne voyait certes aucune objection à commettre quelque profitable larcin, mais il n’avait bénéficié d’aucune complicité dans le cas, par exemple, de Mrs. Sanders-Moss ; il ne savait rien d’elle, non plus que d’Olivia et des memento mori de la boîte à chaussures. Ses propres prophéties le prenaient par surprise. Les mots, tombés de sa bouche tels les fruits mûrs de leur arbre, ne lui appartenaient pas.
Il en tirait bénéfice, bien sûr. Mais il n’était pas le seul.
Par comparaison, l’escroquerie eût été infiniment plus simple.
Toutefois, un autre verre de cognac aida le spirite à se consoler : Le chemin de l’immortalité n’est pas facile.
Une semaine s’écoula. Rien. Il commença à s’inquiéter.
Puis il reçut un bref message au courrier de l’après-midi :
Professeur Vale,
J’ai retrouvé mon trésor. Croyez que ma reconnaissance est sans bornes.
Je reçois des invités ce jeudi à partir de dix-huit heures, à souper et à causer. S’il vous était possible d’être présent, vous seriez plus que bienvenu.
R.S.V.P.
Mrs. Edward Sanders-Moss
La lettre était signée Eleanor.